Prologue
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L’orage annoncé par la tour de contrôle de Boston s’était peu à peu transformé en véritable tempête. Seule aux commandes de son Piper Saratoga, la jeune femme sentit l’inquiétude la gagner. Fébrile, elle vérifia les cadrans et les lumières du tableau de bord et tenta d’établir le contact radio avec l’aérodrome de l’île de Martha’s Vineyard où elle devait atterrir. Seuls des grésillements lui répondirent. La sensation d’avoir pris une mauvaise décision en ayant choisi de décoller malgré une météo incertaine l’assaillit. Si elle avait patienté jusqu’au lendemain, elle ne serait pas en ce moment-même en train de se diriger vers une masse de nuages plus sombres que la nuit. Mais ce délai aurait impliqué qu’Emma l’attende une soirée de plus. Or, elle avait promis : « Je serai là ce soir.»
Elle hésita quelques secondes à virer de bord, mais le vent violent l’en dissuada.
Soudain, l’habitacle fut plongé dans l’obscurité. Ses craintes d’enfant resurgirent. Petite, elle avait tellement peur du noir ! Comme Emma… Et comme Emma, elle reprenait confiance quand elle venait se pelotonner contre sa mère.
Elle tira le manche, les yeux rivés sur l’altimètre. Ne pas perdre d’altitude.
Brusquement, une lueur foudroyante déchira l’horizon et une détonation explosa à ses oreilles. Son cœur s’emballa. Il n’était plus question d’un orage automnal inoffensif.
Il allait falloir affronter la colère des dieux.
Après ce coup de tonnerre, tout s’emballa. Le ciel se zébra d’éclairs aveuglants et le vacarme devint assourdissant. La jeune femme prit conscience de sa condition de mortelle, mais elle n’en resta pas moins décidée à se battre. Contre les éléments déchaînés. Contre la peur qui s’emparait d’elle.
L’image d’un Zeus terrifiant, lançant ses javelots de lumière, lui traversa l’esprit alors qu’un nouvel éclair illuminait le ciel noir. Une explosion secoua l’appareil et la jeune femme, éblouie, ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, l’éclairage de l’habitacle ne fonctionnait plus. Affolée, elle frappa le tableau de bord. Les lumières revinrent… juste assez longtemps pour lui permettre de constater que les aiguilles des cadrans étaient toutes bloquées à zéro. Elle frappa de nouveau. Encore et encore.
Il lui fallut un certain temps pour admettre la vanité de ses efforts.
Malgré l’absence de visibilité et d’altimètre opérationnel, elle sentit que l’avion plongeait vers la mer. Elle tira sur le manche d’un geste plein de rage. L’appareil poursuivit sa trajectoire descendante sans réagir.
Elle hurla son désespoir, mais il n’y avait personne pour l’entendre.
Alors, un grand calme l’envahit.
Comme le vrombissement du moteur augmentait jusqu’à lui vriller les tympans, elle appuya la tête contre son siège. La masse de sa chevelure blonde lui faisait un coussin… les souvenirs surgirent. Edgar n’y passerait plus les doigts pour la faire retomber, mèche après mèche, en une cascade d’or fin. « Tout l’or que je désire » lui soufflait-il à l’oreille avant de l’embrasser.
D’une main, elle repoussa sa frange qui s’était collée contre son front en sueur… Étranges, les choses qui vous passent par la tête quand vous vous apprêtez à mourir… Tout le monde disait que l’on voyait sa vie défiler sous ses yeux. Ce n’était pas son cas. Elle, elle voyait Edgar, son amour, si fort et si vulnérable. Et puis Emma, sa petite fille chérie. Emma qui l’attendait dans leur somptueuse maison de vacances sur Martha’s Vineyard. Emma qui était privée de sa maman depuis dix jours parce que cette dernière avait dû assister à des cérémonies officielles. Des cérémonies organisées dans le but de sauver quelques vieilles pierres. Mais de vieilles pierres que son époux chérissait. De vieilles pierres auxquelles il consacrait toute son énergie car elles représentaient le patrimoine de l’humanité.
Comme tout était compliqué ! La vie n’était jamais telle qu’on le croyait lorsque l’on était jeune. Il fallait être guidé, soutenu, entouré pour s’y retrouver. C’était son rôle de tenir la main d’Emma sur cette route, certes tortueuse, mais qui recelait tant de trésors. Pourtant sa petite chérie allait devoir continuer seule son chemin. Dire qu’elle était si fragile !
La jeune femme roula la tête de droite à gauche, comme pour se rebeller contre l’inéluctable.
Non ! Emma n’était pas fragile. Elle aussi était forte. Peut-être même plus que son père. Edgar avait tant de mal à aimer. Il n’avait jamais vraiment su comment s’y prendre avec sa fille. Il l’avait toujours tenue à distance, comme s’il avait peur de confier une partie de son cœur à un être si délicat. La jeune femme en avait souffert mais l’expérience lui avait appris la patience. Si elle-même avait réussi à fissurer la carapace de son époux, elle se disait qu’avec du temps et son soutien, Emma y parviendrait à son tour.
Alors que son appareil était le jouet des vents violents, la jeune femme songea qu’elle disposait encore de quelques instants de vie. Des instants uniques, précieux. Ses derniers instants. Elle ne devait pas les gaspiller. Elle devait leur donner un écho sans pareil. Pour Edgar, pour Emma.
Oui bien sûr, mais comment ?
La radio grésilla à son oreille et soudain, une pensée illumina son esprit. Une grande paix l’envahit.
Elle savait.
1- Vertige 8 ans plus tard
La paroi rocheuse qui s’élevait devant Emma était impressionnante. Elle était au moins de niveau « classe 5 » sur l’échelle YDS.
Depuis le pied de la falaise, la jeune fille avait scruté chaque faille, chaque prise, tandis que ses coéquipières s’escrimaient à l’escalader aussi vite que possible. Quelques mètres plus loin, l’équipe concurrente défiait une paroi tout aussi difficile.
La règle du jeu était simple : la course serait remportée par les cinq filles qui seraient rassemblées les premières au sommet de la falaise. La seule contrainte : attendre que chaque relayeuse ait fini son parcours et planté son petit drapeau sur la butte, avant de s’élancer à son tour à l’assaut de la montagne.
- Vas-y, Emma ! hurla Maddy qui venait de planter son fanion après une escalade laborieuse, l’honneur des Zheta Psi Zheta dépend de toi !
« C’est ça ! pensa la jeune fille blonde, surtout, ne me mets pas la pression ! »
Emma ne perdit cependant pas de temps à répliquer. Les minutes défilaient vite et, sur le mur d’en face, la dernière relayeuse de l’équipe des Gamma Mu défiait déjà la pesanteur à une dizaine de mètres de hauteur.
De son côté, Emma avait bondi dès que le fanion de Maddy s’était dressé au vent : l’honneur de sa sororité était en jeu.
Depuis trois ans en effet, les Zheta Psi Zheta se faisaient battre à plate couture par les Gamma Mu lors des épreuves d’escalade. Or à l’International Adler Institut, on ne badinait pas avec ce sport. La pension suisse, entourée de montagnes vertigineuses, enseignait très tôt à ses élèves qu’il fallait se forger le caractère si on voulait conquérir les sommets. Que ce soit ceux des Alpes ou de la haute société. Par la pratique impitoyable de l’escalade, les jeunes filles de bonne famille découvraient les règles féroces qui régiraient leur vie future : un pas de côté, un instant d’inattention, une préparation insuffisante, et c’était la chute assurée.
Et si elle n’était pas mortelle, elle n’en restait pas moins douloureuse.
Emma accrocha le dispositif de sécurité à la boucle de son baudrier, tira sur la corde pour vérifier qu’elle se tendait et se lança à l’assaut de la paroi.
Les premières prises étaient évidentes. Les filles qui l’avaient précédée n’avaient guère eu de mal à les trouver. La situation se compliquait quand on atteignait dix mètres de hauteur. Le rocher s’avançait alors au-dessus du vide pour former un dévers. Emma savait qu’il ne fallait pas se laisser impressionner. La tête était aussi importante que les jambes. La grimpeuse ne devait surtout pas penser qu’elle pouvait se retrouver le dos parallèle au sol, ni aux tous petits mousquetons qui retiendraient le poids de son corps si elle glissait. Et surtout, ne pas se souvenir desen lois de la physique. L’énergie potentielle, l’énergie cinétique, la gravité… Tout ça n’existait plus. Exit Newton et sa pomme ! Si elle devait lâcher prise, elle s’envolerait ! Elle l’avait décidé ainsi, alors ainsi il serait.
Tout en se conditionnant avec ce genre de pensées, la jeune fille repérait la moindre aspérité qui lui permettrait de progresser. Les cris d’encouragement de ses équipières lui parvenaient comme à travers le brouillard. Le sort des ΖΨΖ dépendait d’elle, mais ses doigts crispés sur la roche commençaient à devenir douloureux… Bloquée depuis quelques minutes dans une position inconfortable, elle sentait ses muscles se tétaniser. Comme souvent lorsque la peur et l’inquiétude l’envahissaient, la chanson que lui fredonnait sa mère le soir pour la rassurer lui revint en mémoire.
« Je sais si bien ce qui te semble lourd, qui te fait mal, te trouble chaque jour… »
Ces paroles avaient le don de l'apaiser.
« … Je connais tes besoins, ta peur du lendemain. Mais aie confiance, le soleil se lèvera demain. »
Emma se détendit. Aujourd’hui, aujourd’hui surtout, elle ne pouvait se permettre d’échouer.
Elle jeta un coup d’œil à sa concurrente. Elle aussi était arrivée au surplomb placé sur son parcours. Et tout comme Emma, elle était bloquée. Elle hurlait à ses coéquipières de lui donner des conseils. Emma devina que la course se jouait en cet instant. Elle avait rattrapé le retard accumulé par ses coéquipières. La première des grimpeuses qui réussirait à passer la difficulté remporterait donc la victoire. Le reste de l’escalade ne serait qu’une formalité pour des sportives de leur niveau.
Emma tenta de s’accrocher à la roche, sans parvenir à trouver une prise satisfaisante. Elle maudit silencieusement sa petite taille qui l’empêchait d’atteindre l’extrémité du dévers. Il allait falloir compenser avec ses cellules grises… et sa grande souplesse, durement acquise au cours d’interminables entraînements de gymnastique.
Elle ferma les yeux, souffla doucement et s’isola du reste du monde.
« … aie confiance, le soleil se lèvera demain. »
Si on ne peut pas franchir un obstacle, il faut le contourner.
La jeune fille tendit le bras sur le côté pour se décaler d’un mètre vers la droite. Elle réitéra l’opération jusqu’à atteindre l’extrémité de la paroi. De ce côté-là, le surplomb semblait plus abordable. Après quelques instants de tâtonnement, elle sentit une faille dans la roche mais son espoir disparu aussi vite qu’il était né : trop fine, elle ne suffirait pas à lui assurer une bonne prise... Emma, du coin de l’œil, constata que son adversaire avait trouvé une solution et commençait lentement à passer le dévers…
La jeune fille comprit que toute son astuce ne suffirait pas. Il faudrait donc aussi faire preuve de courage. Elle jeta un regard au vide qui s’étirait sous elle et son cœur s’emballa. Mais elle n’avait pas le choix : un King ne rendait jamais les armes. D’une main, elle testa à nouveau la corde qui l’assurait. La tension était bonne. Elle plaça ses pieds contre la paroi, plia les genoux en biais et poussa de toutes ses forces. Pendant quelques centièmes de seconde, elle flotta dans l’air. Des cris lui parvinrent mais la douleur de ses doigts entrant en contact avec la partie supérieure du surplomb rocheux détourna son attention. Elle se retrouva suspendue dans le vide, les épaules douloureuses d’avoir encaissé un tel choc et le ventre lourd de peur. Son corps bien entraîné prit heureusement le relais. Profitant du mouvement de balancier qu’il possédait encore à la suite du saut, il opéra un rétablissement spectaculaire. Quelques secondes plus tard, Emma se tenait debout sur le toit de pierre, prête à terminer son parcours.
Lorsqu’elle planta son fanion bleu dans le socle prévu à cet effet, la clameur de la victoire s’éleva dans le camp des Zheta Psi Zheta. Immédiatement, elle se retrouva serrée par quatre paires de bras.
- Trop forte ! la félicita Barbara, une grande fille brune.
- T’es la meilleure, ma belle ! s’enthousiasma Maddy, une petite rousse aux courbes généreuses.
- Quelle superbe façon de célébrer son anniversaire, ma chère Emma ! déclara Hortense avec son charmant accent français. Tu as mouché les filles de Gamma Mu avec talent !
- Du grand art, s’enflamma Arianna, une flamboyante grecque aux yeux de braise.
- Ce n’était rien, mesdemoiselles, assura Emma en essayant de se libérer, et si vous vouliez bien arrêter de me serrer si fort, j’apprécierais énormément. Vous me décoiffez…
Mais ses coéquipières n’acceptèrent de s’écarter que lorsque l’entraîneur responsable du groupe le leur ordonna.
- Vous êtes folle, miss King ! s’emporta-t-il, on ne prend jamais de tels risques en escalade ! C’est contraire à toutes les règles de sécurité. Vous mériteriez d’être sanctionnée !
Mais ces menaces laissèrent Emma de marbre. Elle avait gagné. Les Zheta Psi Zheta avaient gagné. Et une King, une fois de plus, avait honoré son nom. Voilà tout ce qui comptait.
Yosemite Decimal System : système de cotation de randonnées et d’escalade utilisé aux Etats-Unis qui compte 5 classes.