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Préface

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Dans les premiers mois de l’année 2021, une histoire peu commune a fait la une de nombreux media français et étranger : Erich Schwam, un Autrichien d’origine juive, venait de léguer sa fortune de près de 2 millions d’euros à un petit village français situé en Haute-Loire.

Ce village, c’était Le Chambon-sur-Lignon.

Immédiatement, cela soulève une interrogation :  Que s’est-il passé en ce lieu pour que cette commune mérite une telle générosité ?

Pour répondre à cette question, il faut remonter à l’époque de la seconde guerre mondiale. Lors de ces temps troublés, Le Chambon-sur-Lignon et les communes avoisinantes se sont mobilisés pour accueillir et sauver plus de 5000 Juifs, des enfants pour la plupart. Jamais aucune dénonciation n’a entaché l’œuvre de ces anonymes qui, unis autour de leur pasteur protestant, ont décidé de cacher les persécutés.

Erich Schwam était l’un de ces enfants. Il n’avait pas oublié.

D’autres également se sont souvenus : En 1979, Le Chambon-sur-Lignon reçoit le titre de Juste parmi les Nations de la part de l’état d’Israël en reconnaissance du comportement héroïque de ses habitants pendant la seconde guerre mondiale. Cette distinction n’avait alors jamais été attribuée à toute une communauté de villageois auparavant.

Ma famille a le grand honneur d’être originaire de ce rude pays. C’est un soir de veillée qui regroupait grands-parents, parents et petits-enfants que les souvenirs ont été évoqués. Il m’a paru soudain comme une évidence de laisser une trace écrite de cette extraordinaire histoire.

« Je me souviens Rebecca » est un roman, mais le contexte de la rencontre d’André et de Rebecca est rigoureusement historique. Chaque paragraphe de ce récit est imprégné de vérité. Il est basé sur les souvenirs de mes parents et des recherches de M. Gérard Bollon, historien spécialisé sur cette période et ce lieu. On peut donc dire que c’est presque une histoire vraie, même si André et Rebecca sont nés de mon imagination. Mais vous découvrirez que leur amour, si fort si sincère, vous semblera plus réel à chaque page.

Parce que forcément il y a eu, pendant ces années-là, des Andrés et des Rebeccas.

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PROLOGUE

 

Le vent frais qui agitait la cime des arbres devait donner le tournis au coq métallique du clocher de l’église. Tout en fermant un bouton de sa veste, André Durand se dit que cette matinée de juin n’avait rien d’estival. Cela ne le surprenait guère cependant. Pour un natif du Chambon-sur-Lignon comme lui, le climat du plateau n’était plus un mystère. Il savait depuis longtemps qu’il ne fallait jamais se fier au calendrier pour choisir sa tenue vestimentaire. « En avril ne te découvre pas d’un fil. En mai, fais ce qui te plaît ! » Eh bien, non ! Par ici, même en mai il ne vous était pas permis de faire ce qui vous plaisait ! Pas plus d’ailleurs en juin, juillet ou août, car la météo était capricieuse, et la nature avait toujours le dernier mot.

Tout en continuant lentement son chemin, André se moqua de lui-même. À soixante-dix-sept ans, il se connaissait assez pour savoir que si, ce matin, il s’intéressait autant au climat de la région, c’était surtout pour s’empêcher de penser à la journée qui s’annonçait.

À cet aveu, son cœur accéléra ses battements. Eh voilà ! Ça recommençait. Un peu fâché de ne pouvoir mieux contrôler ses émotions à son âge, il s’arrêta pour reprendre son souffle. Devant lui, à quelques dizaines de mètres de la petite église catholique au sommet de laquelle le coq tournoyait toujours, se dressait un bâtiment dépourvu de fioritures. Le temple protestant. Le temple de sa jeunesse. Son temple.

Ses pierres de taille dorées rayonnaient dans la lumière matinale. Suspendue à une poutre de chêne, une cloche oscillait doucement. Sur le fronton, inscrite en lettres sombres, une phrase défiait les cœurs égoïstes : « Aimez-vous les uns les autres ».

Juste en dessous, une porte en bois, fermée pour l’heure, offrait une touche de couleur rousse au bâtiment.

Sobre, solide, modeste. Le temple était à l’image de ses paroissiens.

Comme toujours, André se sentit apaisé par cette vision. Même si ces pierres n’étaient que des pierres, ce qu’elles avaient vu, entendu et abrité leur donnait ce pouvoir-là.

Il jeta un coup d’œil à sa montre : sept heures. Il était tôt, trop tôt encore pour que des techniciens s’affairent aux derniers préparatifs de la cérémonie. C’était très bien ainsi. André avait voulu venir une dernière fois avant que l’agitation ne prenne le pas sur ses souvenirs.

Il poussa un soupir et descendit la volée de marches qui menait à la cour ombragée du temple. Comme d’habitude dès qu’il se remettait en mouvement, son genou le fit souffrir. Réprimant une grimace, il se fraya un chemin en boitillant à travers les tréteaux et les câbles électriques qui envahissaient déjà le parvis. Avisant un banc de bois et de pierre, il s’y laissa tomber avec précaution et étira sa jambe devant lui.

Sous la broussaille de ses sourcils blancs, ses yeux noirs se fixèrent sur le mur de l’ancien foyer de ski de fond, juste en face du temple. À l’époque, il s’en souvenait, c’était une boulangerie. Mais à l’époque, bien sûr, il n’y avait pas de plaque.

Cela ne faisait que vingt-cinq ans qu’elle était là.

« Que vingt-cinq ans ! » Cette pensée le fit sourire : il devenait tellement vieux que pour lui un quart de siècle ne représentait plus grand-chose. Pourtant, au cours de toutes ces années, il en avait passé du temps à contempler cette plaque, depuis ce banc, à l’ombre des sycomores ! Au point de pouvoir maintenant la citer par cœur.

À l’exception de la première ligne bien sûr. Car même après tout ce temps, l’homme simple qu’il était avait encore du mal à croire que certaines personnes puissent déchiffrer ces caractères étranges.

Heureusement, la deuxième ligne offrait la traduction en français de la citation écrite en hébreux :

« Le souvenir du juste restera pour toujours »

Psaume 112, verset 6

 

André ferma les yeux, et la suite du texte défila dans sa tête.

 

« Hommage à la communauté protestante de cette terre cévenole et à tous ceux entraînés par son exemple, croyants de toutes confessions et non croyants, qui pendant la guerre 1939-1945, faisant bloc contre les crimes nazis ont, au péril de leur vie, sous l’occupation, caché, protégé, sauvé par milliers tous les persécutés. »

 

C’était signé :

« Les Juifs réfugiés au Chambon-sur-Lignon et dans les communes avoisinantes. »

 

 

Chapitre 1

 

- Pousse-toi un peu ! Je ne vois rien !

Un frémissement parcourut les buissons.

- Ben mon vieux, t’avais qu’à arriver le premier ! rétorqua une voix aux inflexions étranges. Passant des aigus aux graves sans transition, elle présentait toutes les caractéristiques d’un organe vocal en train de muer.

Les branches s’agitèrent encore une fois, et un deuxième visage, illuminé par deux yeux bleus et une chevelure blonde, apparut entre les feuillages.

- Ça y est ! Je la vois ! Mince alors, elle a déjà dépassé la ferme des Jouve ! Aujourd’hui la « Galoche » est drôlement à l’heure, dis donc !

Comme pour saluer cette remarque admirative, le sifflet de la locomotive à vapeur retentit deux fois.

- Eh oui, mon Pierrot, tout le monde n’est pas aussi lent que toi !

- Oh ça va, Dédé ! Si tu cours plus vite, c’est juste parce que tu as deux ans de plus que moi. Mais un jour, tu verras, je te battrai…

Indifférent à leurs chamailleries, le train continuait son bonhomme de chemin et s’apprêtait à entrer en gare du Chambon-sur-Lignon.

Tout à son observation, André ne releva pas la remarque de son petit frère. Ses cheveux châtains et ses yeux noirs auraient pu le faire paraître terne auprès de son lumineux cadet, mais l’intensité de son regard et l’énergie dégagée par son visage interdisaient une telle pensée.

Alors que le sifflet déchirait à nouveau le calme de la campagne et que les roues métalliques de la locomotive ralentissaient en grinçant, André lança :

- Alors, tu paries quoi ? Les départements ?

Bien qu’étant le plus jeune, Pierrot possédait une mémoire d’éléphant qui lui permettait de retenir sans difficulté toute la liste des départements de France ainsi que les numéros correspondants. Avec le contrôle de géographie prévu la semaine suivante, c’était un atout non négligeable.

Pour obtenir le même résultat, André devait passer des heures à étudier. Et il avait horreur de ça. Pourquoi donc ne pas essayer de profiter, lui aussi, des facultés de son jeune frère ?

- T’es pas fou, non ? T’as déjà oublié les coups de règles du père Renard quand il a découvert que tu copiais sur moi les dates de la Révolution française ?

- Si tu t’étais pas transformé en statue de sel quand il t’a regardé, on se serait jamais fait prendre !

Comme il prononçait ces paroles, André vit que le train s’était enfin immobilisé. Tant pis pour les départements. Pierrot était trop trouillard. Sans laisser à son frère le temps de protester, il haussa les épaules, agacé, et fit une nouvelle proposition :

- Celui qui perd porte la gibecière de l’autre pendant deux jours.

- Ça marche pour moi, répondit Pierrot précipitamment, soulagé que Dédé ait laissé tomber son idée première.

Les voyageurs n’allaient plus tarder à descendre. Il fallait faire vite.

- Alors, tu dis qu’il y en aura combien ? souffla André

- Cinq.

- Pff ! Moi je dis huit.

Les yeux fixés sur la bande de graviers qui servait de quai à la gare, ils commencèrent à compter à voix haute :

- Un, deux, trois, quatre…

- Ah non, c’est Jeannot. Lui, il compte pas, il revient juste de chez sa tante de Saint-Étienne !

Voyant un autre garçon descendre du train, Pierrot reprit :

- Cette fois, ça fait quatre.

Sans lui prêter attention André poursuivit lentement :

- Cinq, six, sept…

- Non ! Ça fait six, je te dis ! Et puis de toute façon, tu vois bien que c’est fini, le contrôleur referme les portes.

Alors que le pari semblait être définitivement perdu pour l’un et pour l’autre, une retardataire jaillit soudain du dernier wagon. Même de là où ils se trouvaient, sa chevelure rousse paraissait de l’or en fusion.

- Ah ben elle, ça doit être une cousine aux Argaud, ricana Pierrot en faisant allusion à la famille de rouquins qui fréquentaient la même école qu’eux.

Un instant silencieux, le regard rivé sur elle, André répondit d’une voix qui avait brutalement plongé dans les graves :

- Imbécile, eux, ils sont poil de carotte. Elle, c’est comme un feu de la Saint-Jean.

Devant le regard ahuri de son frère, André se reprit d’un coup. Les déclarations poétiques, cela ne lui ressemblait guère. Qu’est-ce qui lui avait pris de dire une chose pareille ? Et devant Pierrot en plus !

Aussitôt il se redressa et sur un ton autoritaire, il enchaîna très vite :

- … Et de huit ! J’ai gagné !

Lançant sa gibecière aux pieds de son frère, il s’éloigna en courant.

Instantanément, Pierrot oublia la fille et se mit à hurler :

- Jeannot, y compte pas !

- On avait dit « tous les enfants », répliqua André par-dessus son épaule.

- Oui, mais ça voulait dire les nouveaux, ceux qu’on connaît pas…

Donnant un coup de pied dans le sac de son frère, Pierrot se mit à brailler :

- T’es qu’un sale tricheur ! Ta gibecière, je la porterai pas.

Et la laissant sur place, il partit à la poursuite de son aîné.

Ce dernier s’était déjà arrêté et le regardait venir vers lui en souriant. À vrai dire il se fichait pas mal du pari. Il avait surtout voulu faire oublier à Pierrot sa réaction étrange. Et ça avait marché.

- Te fâche pas, on va dire que c’est match nul, le rassura-t-il quand il arriva à sa hauteur. Il lui donna une bourrade affectueuse, puis il courut chercher sa gibecière. Il en profita pour jeter un coup d’œil à travers les branches. Les abords de la gare étaient maintenant déserts.

En rejoignant son frère, il repensa à la fille. Descendue après les autres, elle s’était retrouvée seule à côté du train qui repartait, avec pour tout bagage un petit sac noir qu’elle tenait à deux mains.

Il se demandait ce qu’elle avait bien pu faire après leur départ, et puis il s’exaspéra de se poser autant de questions. Les « autres » s’étaient toujours bien débrouillés. Il en serait de même pour elle.

Non, il ne s’était jamais inquiété auparavant pour tous ces gens que la Galoche déversait régulièrement sur les rives du Chambon. Il secoua la tête et déclara :

- On ferait mieux de se dépêcher. Papa doit déjà nous attendre.

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